Destination : 167 , Métamorphose


LE VISITEUR

Nous avions fini par ressembler à la boue dans laquelle nous marchions presque quotidiennement. Nous étions épais, grossiers et ternes : le père qui labourait et ensemençait une terre ingrate avec de la pierraille à l'embuscade, la mère qui s'occupait dès l'aube des bêtes beuglant, bêlant, caquetant d'impatience et moi, la petite cousine orpheline accueillie pour économiser une domestique. Une silencieuse au dos rond, une pauvre chose approchant dix huit ans, aux yeux toujours baissés.



Il y avait eu un fils et le père, lorsqu'il l'évoquait parfois, serrait encore les poings. Il s'était engagé chez les légionnaires. Il voulait de l'aventure et l'aventure lui avait collé une balle dans la tête sur la "Cote Française des Somalis".



C'était au tout début du printemps, une lettre est arrivée comme une mésange. Le père a dit "Un copain de régiment de Jérôme va venir nous voir. Il nous montrera des photos. On ne peut pas dire non". Il avait ajouté dédaigneusement « C'est un italien, on avait bien besoin de çà ! ».

L'italien a débarqué quelques jours après. Un beau garçon un peu maigre aux yeux vifs. Il a secoué vigoureusement la main du père en souriant largement, puis il a pris la main de la mère avec affection en s'inclinant légèrement et enfin, avec un énorme toupet, il m'a saisit par les épaules et m'a donné un baiser sonore sur la joue gauche. J'ai failli m'évanouir de honte. Je me suis enfuie et je me suis cachée à l'entrée de la cave. J'entendais leurs rires et le père qui disait « Elle n'a pas l'habitude. Chez nous, on ne s'embrasse pas. »

Le père a réclamé à boire. L'italien avait apporté un jambon de son pays. La mère regardait longuement les photos du fils perdu.



C'était étrange, plus l'italien parlait, riait, racontait en offrant ses larges tranches de jambon d'un rouge brun et plus la triste et vaste cuisine qui servait de pièce de réception, grandissait, s'éclaircissait, s'embellissait. Un rayon de soleil avait réussi à éveiller les casseroles de cuivre qui brusquement se pavanaient. Il y avait bien longtemps que je ne les avais astiquées. Je remarquais, avec une curiosité retrouvée, les vieilles faïences colorées, les pots ventrus émaillés et les chemins de table brodés. Tout cela était donc là, avant l'arrivée de l'italien ?



« Et si je vous jouais un air de mon pays ? Una Tarantella Napoletana ! Petite va me chercher un vieux journal. Il faut que je retrouve mon harmonica dans mon barda ».

Avec le journal il frotta frénétiquement les vitres et ce n'est plus un rayon de soleil qui pénétra dans la cuisine mais le soleil tout entier. Il se retourna vers nous fièrement. Il était enveloppé de lumière. C'était un ange. Je tremblais, les yeux agrandis.

Ils nous a fait taper dans les mains, chanter un refrain auquel on ne comprenait rien : « Bella ... bella ... Maria ... per amore ... fortuna ..." Il fit danser la mère tout en jouant son endiablée Tarantella et la mère retrouvait les pas lancés, les pas chassés et le père se leva, mit les poings sur les hanches et claqua les talons sur le carrelage de la cuisine.

Moi, j'étais suffoquée de bonheur il fallait que je cours respirer dehors, dehors tout bruissant de printemps. La boue avait séchée et moi je pleurais joyeusement. J'étais devenue une femme.



Fin

Evelyne W