Destination : 185 , Silhouette


silhouettes du partir

Silhouettes du partir





Elle









Elle. Presque irréelle, dans la ville fourmilière, indifférente et futile. Immobile. Belle, infiniment.

Fragile.



Nous avons rendez-vous, rue Bonaparte, près de la place Garibaldi. Chez l’Italien.

« Nous y déjeunerons », dit-elle. Elle y a ses habitudes. Elle y prend son café, tous les matins, sur le fauteuil crapaud, là, sous le portique. Jamais un autre. Elle fait le tour de l’immeuble en attendant qu’il soit libre, s’il le faut. Jamais un autre. Sous le portique, chez l’Italien.



Nous sommes un peu gênés, tendres, attentifs à ne parler, à son exemple, que de choses frivoles, à lui parler du bout du cœur, tout doucement, à faire semblant.

Elle porte une robe claire, délicieusement exubérante. Un long décolleté, dans le dos, fermé par quatre gros nœuds au raffinement très italien.

« Un de trop ? » suggère-t-elle, un rien coquette, pour qu’on lui dise qu’elle est belle.

Encore.



Elle a coupé ses cheveux noirs, un peu.

« Pour m’habituer », dit-elle, « ça me changera moins après.

Les salades sont bonnes. Et le crumble d’œufs aux truffes, aussi : essayez ! »

Elle y goûtera à peine, en laissera.

Pour une autre fois ?



Elle fume une cigarette éternelle, dont le bout s’éclaire d’un bleu de néon, noyé dans une fumée artificielle.

Oui, elle s’est arrêtée de fumer, ou du moins elle essaie.

Pas la peine d’en rajouter.



Pour elle comment se passera l’été ?

Elle loge chez sa mère, pour l’instant.

A des velléités d’indépendance.

Le pourra-t-elle ?

Nous nous regardons en silence.



« Si nous marchions un peu ? »

Un jardin, un lieu tranquille, où causer gentiment ?

Mais la ville est en fête, en jazz, en travaux, en touristes.

La promenade tourne à l’errance.

Alors on s’arrête à une terrasse bondée, une petite table pour nous trois.

(Faut laisser la place aux bons clients, ceux qui mangent)

Serrés,

Pour ne presque rien se dire.

D’ailleurs tout n’est-il pas dit,

Déjà ?



Paroles dérisoires, dont nous savons qu’elles ne riment à rien.

Que rien ne sert à rien.

Qu’il n’y a plus rien à faire.

Qu’à attendre.



Pour quand, l’opération ?

Après les examens. C’est l’été, les vacances, le manque de personnel…

On ne sait pas…

Si, nous savons.

Ce sera le plus vite possible.

Et après ?

Dix-huit semaines de chimio.

Et après ?

Six mois.

Un an, peut-être…

Il n’y a plus rien à faire.

Qu’à attendre…



Vient le moment de se séparer, chacun de son côté.

Sur le quai, quelques mots, si maladroits !

« Si tu as besoin… De parler… De quoi que ce soit… N’hésite pas. Téléphone-moi. Je viendrai te voir, très bientôt.

-Mais moi aussi, je peux venir te voir.

-Bien sûr. Tu sais où je suis. Le 5°°, le 400, le 200, tous les bus passent par chez moi.

Tu me téléphones, je t’attends à l’arrêt, et je t’emmène.

Chez moi. »

Nous nous contenterons de ces pauvres paroles.

Impuissantes.



Elle s’en va brusquement.

Fend le flot de touristes comme par miracle.

Comme un beau navire qui s’éloigne vers des îles où l’on n’ira jamais.

Elle a la déchirante intensité fantomatique des héroïnes de Marguerite Duras.

Déjà là-bas.

Là d’où l’on ne revient pas.











Lettre à l’amère





Sur le quai la silhouette brève

Le quai désert

Existence qui s’achève

Solitaire

Blanc navire en partance

Vers

Quelle inaccessible grève

Emporte avec toi le rêve

Sur l’écume qui danse



A toi l’Absente, à toi l’Amère

Je lance

Cette lettre à la mer

Lettre sans importance

Juste un regret

Juste un remords

Que le ressac ressasse

Jusqu’à ce que s’effacent

Nos mots, nos pauvres mots

Qui sans trêve

Passent

Et repassent



Délétère

La mer a des verts d’absinthe

Y sombrent les souvenirs

Dans l’alcool de l’oubli

Nos mots, nos pauvres mots

Flottent comme un remords

Comme une plainte

Jamais éteinte

A la dérive du mourir

josee