Destination : 22 , Expliquez le monde


L'amour, pas la guerre

Il y a des ères et des ères, les étendues d'eau salée recouvraient tout notre globe mais les terres, dans un gigantesque effort, se soulevèrent contre les mers et réussirent à conquérir un royaume équitable.



Or, dans toute l'histoire des guerres, rare est l'ennemi qui ne repart pas à l'attaque pour récupérer les territoires perdus. Cà et là, des insurrections amenaient les typhons à l'assaut des côtes de l'Océan Indien et des mers de Chine et en emportaient des morceaux. Puis c'étaient aux ouragans de la mer des Antilles ou du Pacifique, aux tempêtes au large de l'Islande ou aux cyclones de l'Atlantique de s'essayer à la destruction de nos continents. Les assaillants remportaient souvent des victoires et leur ténacité usait notre brave Terre, mais parfois aussi, les flots éreintés faisaient une trêve pour reprendre des forces.



C'est alors que les esprits des eaux se concertant décidèrent de nager jusqu'au triangle des Bermudes pour y tenir le plus grand Conseil marin de tous les temps. Il y avait là les sirènes, les ondins, les ondines, les nixes et les tritons et bien d'autres dont les noms ont depuis été oubliés. Les esprits terrestres, les lutins, les elfes, les fées, les sorcières, les gnomes, les korrigans, les kobolds, les trolls et tous les autres, quoique souvent divisés, s'unirent pour la circonstance. Toutefois, chacun tint conseil chez lui qui dans les clairières des forêts, qui sur le sommet des monts, qui sur le bord des fjords, et dépêcha un messager chez le voisin. La situation était inquiétante : le premier camp disposait certes de moins d'effectifs mais sa puissance était d'une supériorité incontestable.



La longue trêve avait permis d'élaborer des stratégies pour le siècle à venir, pendant lequel la vie fit son apparition dans les deux mondes. C'est la solution que tous avaient imaginée pour tenter de dominer l'autre. Ce furent d'abord les algues et les plantes, les poissons et les serpents, toutes les espèces connues et toutes celles qui ont disparu. La place me manquerait pour les citer toutes et loin de moi l'idée d'ennuyer mon lecteur par d'interminables énumérations. Je n'ignore point son vif désir de connaître rapidement le dénouement du récit.



Or donc, les génies du monde entier rivalisèrent de ruse et inventèrent de part et d'autre un service d'espionnage, des êtres amphibies qui pouvaient s'adapter aux deux milieux sans se faire remarquer. Dès qu'une des parties façonnait une nouvelle arme, aussitôt l'autre trouvait la riposte appropriée.



Tous les cent ans, de nouvelles assemblées avaient lieu, toujours selon le même principe, mais les génies qui siégeaient sur les fonds marins et devaient parcourir de si longues distances s'épuisèrent, alors que le système adopté par le « petit peuple » fut vite efficace. Non seulement son ingéniosité n'avait pas à souffrir des trop grandes fatigues du voyage mais encore son grand nombre et la multiplicité de ses origines, plaines, montagnes, déserts, marécages, jungles et savanes, eut pour effet de décupler son inventivité. Son ultime création fut l'Homme.



L'Homme rampa, marcha, nagea, se mit à fabriquer des cannes à pêche, des filets, des bateaux. Une colère noire s'empara des océans, la moindre embarcation fut détruite, des monstres comme les baleines et les requins surgirent qui se jetèrent sur les humains que les flots démontés avaient engloutis et les dévorèrent.



Mais l'Homme persista, refléchit, étudia son environnement, se l'appropria, le transforma tant et tant qu'il finit par traverser les eaux d'un littoral à l'autre. Tous apprirent à se connaître et à se protéger des dangers que représentait l'adversaire. Ici, ils bâtirent des digues, là des ponts, là encore un tunnel. Après chaque tempête, chaque naufrage, ils reconstruisirent plus solide.



Aujourd'hui, les humains sont toujours en butte avec les plus mauvais des esprits du fond des océans qui n'ont pas voulu capituler. Cependant, depuis qu'ils ont fait preuve de la supériorité de leur intelligence et de leur force créatrice, ils ont eu le plaisir de voir les étendues salées se faire plus douces, même si à certaines saisons elles ont parfois des sautes d'humeur, et leurs vagues viennent régulièrement lécher les pieds des hommes. Ainsi naquit la marée, éternel va-et-vient de cette langue de mer géante qui baigne les golfes et les baies, les falaises et les dunes et rythme la vie.



Seule, la fière Méditerranée se refusa à cette bassesse, mais une parade fut promptement trouvée : la belle bleue restera toujours celle du milieu des terres, encerclée et rendue impuissante, celle que des bataillons envahissent en rang serrés tous les étés pour s'assurer qu'elle demeure inoffensive.



Depuis, le peuple aquatique vaincu a regagné son domaine. Les sirènes, les ondins, les nixes, les ondines et les tritons batifolent entre eux, mais de temps à autre, la gent féminine vérifie ses charmes sur les capitaines de barque, de chalut et les entraîne dans sa ronde érotique et fatale. Quant au petit peuple terrien, il a fort à faire avec ses créatures pour se souvenir encore de ce conflit antédiluvien.



C'est depuis ces temps immémoriaux que, dans un mouvement d'amour perpétuel que l'on nomme marée, l'océan féconde la terre et à eux deux, ils nourrissent à jamais les enfants nés de leur corps à corps.



Danièle