Destination : 69 , Quatre murs et un toit*


Héritage


En ce début juin, je profite du soleil qui montre enfin le bout de ses rayons. Soudain, le parfum suave de la glycine vient me chatouiller les narines. Quelle plante magnifique ! Déjà le feuillage me comble de ses attraits. Les feuilles évoluent au rythme des saisons. D’un joli vert tendre au printemps, elles deviennent plus foncées durant l’été et prennent à l’automne de belles teintes dorées avant de tomber en hiver.
Depuis une quinzaine de jours, elle est de nouveau en fleurs, c’est une véritable splendeur. Les longues grappes retombent avec élégance telles des fontaines de fleurs bleues violacées délicatement parfumées. J’éprouve pour cette plante une grande tendresse et j’en suis très fière car elle est chargée d’émotions et de souvenirs. C’est mon oncle Paul qui m’en a fait cadeau il y a quelques années.


C’était un jardinier hors pair. J’admirais les soins attentifs qu’il portait à son jardin, une profusion de couleurs, de feuillages, d’odeurs mais ce qui retenait le plus mon attention était sa glycine. Elle était majestueuse, plus de 10 mètres. Elle décorait merveilleusement l’encadrement du portail et s’épanouissait en une très belle voûte fleurie sur l’allée qui conduisait à la maison. Il m’avait donné une bouture non sans m’avoir d’abord enseigné l’art de la soigner et s’être assuré que j’entourerai la jeune plante naissante de toute la sollicitude et l’amour nécessaires à sa survie.
Alors, sur ses conseils, j’ai veillé à la planter dans un sol sableux pas trop calcaire, au sud ouest afin de lui offrir un ensoleillement maximum, abritée des vents du Nord. Puis, j’ai nourri l’espoir qu’elle encadre aussi merveilleusement que chez mon oncle, mon entrée de garage. Petit à petit, la fille devint aussi belle que la mère.


Comme il me l’a patiemment appris, je ne néglige jamais la taille afin d’assurer chaque année une floraison abondante et remontante et ma glycine, comme la sienne, refleurit une seconde fois dans la saison.
En la contemplant, je retrouve l’enchantement du jardin de mon enfance lorsque je rendais visite à mon oncle. Sous cette délicate élégance se cache une vigueur exceptionnelle, tout le portrait de cet oncle que j’aimais tant et qui m’a légué par cet intermédiaire sa force et sa joie de vivre.
Aujourd’hui, lorsque mes pas m’entraînent, nostalgique, devant sa maison, mon cœur se serre. Les nouveaux propriétaires laissent le jardin plus ou moins à l’abandon et j’entends sa glycine pleurer. Heureusement, elle continue à vivre chez moi afin de maintenir intact et à jamais le souvenir de mon oncle si attaché à cette plante.


J’espère un jour faire à mon tour cadeau à mes enfants d’une bouture inaugurant ainsi une tradition d’héritage floral. J’aime cette idée de glycine de famille, porteuse de l’âme bienveillante de nos aïeux et qui se transmettrait de génération en génération pour agrémenter nos jardins futurs.

Je reste un moment sous les grappes de fleurs m’enivrant de leur senteur douçâtre et je repense alors avec émotions à tout ce qui nous unissait.
C’est étrange ! Quelquefois les liens de famille vont bien au-delà de ce qu’il devrait être.
Lorsque tu es décédé, ce n’est pas un oncle que mon frère et moi avons perdu mais plutôt un grand père, un grand père en plus dont la vie nous avait fait cadeau.
Tu nous as vu grandir, tu as vu grandir nos enfants et avec toi nous avons tout partagé, nos joies mais aussi nos peines. Tu étais toujours là, présent, rassurant, à chaque étape de notre vie.
Pilier indispensable de la famille, tu nous as donné ta force dans les moments difficiles, tu nous as entouré de ta tendresse, de ta générosité, de ton humour.
Tu aimais la vie et tu savais en apprécier chaque instant. Nous aimions évoquer avec toi tes souvenirs. Tu étais notre mémoire du temps passé. Tu nous as aidé à construire nos racines.


J’ai tenu à conserver de toi après ton décès, une tabatière en argent. Elle avait appartenu à ton père, un luxe inouï pour cet homme de la terre. Tu m’avais souvent raconté son attachement à cet objet, et comment il avait bercé ton enfance.
Tu évoquais les longues veillées, les soirs d’hiver au coin du feu et cet homme magnifique qui sortait de sa poche dans un geste élégant et précieux sa tabatière pour préparer sa prise et offrir du tabac à la ronde.
Tu avais gardé toute ta vie près de toi ce souvenir de ton père. Très décoratif, le couvercle est gravé d’arabesques et de fleurs, tu l’avais placé à portée de vue, mais bien à l’abri d’une vitrine.
Aujourd’hui je fais de même préservant cet autre patrimoine de famille et perpétuant à mon tour le souvenir de nos ancêtres dont tu savais si bien nous conter la vie.


Tu as été pour nous l’exemple d’une vie simple et belle, l’exemple d’un certain art de vivre.
Tu ne demandais jamais rien pour toi, tu ne savais que donner. Tu ne te plaignais jamais, pourtant la vie ne t’avait pas épargnée.
Il y avait en toi une douleur, qui n’a jamais pu s’effacer, une absence qui n’a jamais pu être comblée, celle de ta petite fille. Tu tentais d’exorciser ta peine, en silence, en soignant tes fleurs, c’est la glycine qui me l’a dit.


Quand le poids des années a commencé à se faire sentir, tu as décidé de te rapprocher de ta fille. Besoin de renouer avec des contacts quotidiens que la distance géographique avait jusqu’alors rendus difficiles mais aussi peut-être envie de donner à Renée toute la force et le temps qui te restaient. Tu as alors vendu ta maison et abandonné la mort dans l’âme, la glycine et ton jardin à d’autres mains. Si tu savais !
Tu me manques terriblement mais une vie au rabais ne te ressemblait pas et je sais qu’aujourd’hui, tu es en paix, délivré et heureux auprès de ta petite fille.


Gardiennes de ta mémoire, la glycine et la tabatière, sont là pour continuer à me transmettre ton message :

Toujours reprendre le flambeau de la vie même dans les moments de doute parce que la vie est un cadeau.

chrystelyne