Destination : 69 , Quatre murs et un toit*


Le petit carnet rouge


Je dois approcher les quatre-vingt-dix ans. Je suis arrivé entre les mains d'Yvette B., le 19 décembre 1918. Elle m'a accueilli du haut de ses 11 ans. Madame C. m'avait déniché dans une boutique de Montpellier et lors d'une visite au Mas du Juge, sa propriété laissée en métairie au père d'Yvette, elle m'offrit à la fillette qui souffrait de l'absence de son papa parti depuis plusieurs années gonfler les rangs des poilus de la Marne.



J'ai passé le plus clair de mon temps dans l'ombre d'un tiroir.
Ma jaquette de toile rouge n'a guère fanée au cours des années, juste un peu défraîchie par la poussière qui s'immisce partout, jusqu'au fond des commodes Napoléon III. Mes feuillets de papier bible se sont, au fil des ans, remplis de bonheur et de tristesse aussi. Au crayon gris, à l'encre violette ou au stylo bille, chaque événement de la famille, des amis proches était noté au jour le jour. Petit carnet perpétuel, bloc note éphéméride, il suffisait d'ajouter le numéro de l'année.



"25 octobre mariage de papa et maman"

Justement la fillette ne savait pas qu'il fallait noter l'année.
Heureusement une fée veillait. La tante Léonie. Une brave femme qui a perdu, en bas âge, ses filles jumelles et qui a reporté sa tendresse sur ses nièces. Cultivée, pieuse,toujours tirée à quatre épingles, jamais un mot plus haut que l'autre, elle a appris à sa nièce comment tenir son carnet, comment comprendre les psaumes, les paroles d'Evangile propres à chaque jour.


En plus des mariages, naissances, décès, baptêmes, fiançailles et j'en passe, Yvette glissait parfois entre mes pages, un avis de décès découpé dans le journal, une carte de communion, un pétale de rose ou un trèfle à quatre feuilles. On y a même trouvé... mais ça viendra plus tard, patientez encore quelques lignes. A la campagne, malgré les durs travaux, les femmes savaient cultiver un brin de poésie, améliorer l'ordinaire. Yvette écrivait peu, mais rien ne manque. Même les événements antérieurs à sa naissance.



"2O février 1932, naissance de notre petite fille chérie, Maguy B."

Parfois de petites mains guidées par la curiosité ouvraient le tiroir
secret, tournaient mes pages avec précaution. Comme elles étaient
fines ces pages, en tourner une seule à la fois relevait de
l'exploit ! Les mains cherchaient toujours le 4 septembre "Naissance
de Mireille", mais Mireille ne reconnaissait pas l'écriture de sa
mère. L'avis avait été écrit par sa sœur aînée, plutôt griffé à la
plume Sergent Major ! Seulement trois mots "Naissance de Mireille".
Pas la moindre trace de petite chérie comme 12 ans auparavant, le 20
février ! Mais ce n'était pas cela qui chagrinait la fillette. Cette
vraie date était fausse puisqu'à l'école elle devait écrire "née le 3
septembre !" Pourquoi donc ce décalage ? Quel mystère entoure sa
naissance ? Aucun. Juste une erreur de l'employé de l'état civil qui
n'avait pas enlevé le feuillet de l'éphéméride.


La fillette questionnait sa maman sur ces noms qui s'étalaient tout
au long de l'année. Lina, Fanny, tante Marie, l'oncle Aymond,
Valentine, Victoire, Ursine
toute une kyrielle d'absents, mais aux
noms si souvent répétés, à la vie tant racontée qu'ils semblent prêts
à surgir dans la maison.



"22 avril 1917, Mort de mon cher grand-père Ulysse C".

Lui, je l'ai connu, très peu, mais je l'entendais galoper près des
Saintes-Maries-de-la-Mer. Sur son cheval de Camargue, blanc immaculé,
il savait les garder les pinèdes de Pin-Fourquat. Mais il savait
aussi veiller avec autorité sur sa petite-fille quand la grande
guerre a appelé son père.



"Fiançailles de mon amie Christiane C".

Comme elles étaient belles et modernes, les deux amies. Elles
s'étaient fait couper les cheveux à la garçonne, elles portaient des
chapeaux cloches, des robes charleston, d'immenses colliers qui
descendaient jusqu'à la taille et dansaient le quadrille en plus du
charleston.



"11 décembre 1905, Naissance de mon fiancé"

Paul, le fiancé deviendra mari, père des trois enfants, grand-père et
arrière grand-père. Il avait travaillé dur. Avait quitté le collège
pour remplacer à la vigne le frère aîné parti au front en 1917 et qui
n'est jamais revenu. Les dames du chemin l'ont emporté. Je ne l'ai
pas connu mais Yvette a tracé ces quelques mots pour qu'on ne
l'oublie pas. "16 avril 1917, Marcel, mort pour la France à Craonne à
l'âge de 20 ans". La date est approximative, à quelques jours près
car Marcel, la veille de l'assaut, a écrit une longue lettre au
crayon gris, du fond de sa tranchée. Il savait ce qui l'attendait,
les chefs avaient parlé de leur voix tremblotante. Il n'a pas voulu
inquiéter ses parents, il a adressé les dernières nouvelles à sa
tante Marguerite. Mireille conserve précieusement cette lettre.
Paul écrivait parfois de sa belle écriture. Même après des années à
manier la pelle, la pioche, les sécateurs, les bras de la charrue,
les rennes du cheval, ses doigts gardaient leur souplesse quand il
s'agissait de tenir le porte-plume.



"4 avril 1961 Mariage de Jean-Paul"

Lui, c'est le deuxième enfant d'Yvette. Celui qui a donné du souci
lorsque à 18 ans à peine, il est parti avec les jeunes de son âge
faire la guerre en Algérie. Paris-Inter, Europe n°1, Radio Luxembourg
informaient. La famille écoutait l'oreille collée au petit poste à
transistor. La nouvelle est arrivée par courrier. Yvette pleurait.
Son fils était à l'hôpital militaire d'Alger. Plus tard il ira à
Marseille et enfin dans un sanatorium d'Auvergne. Car en Algérie le
soleil pouvait tuer aussi en attaquant directement les poumons des
imprudents. C'est là, près de Riom, qu'il rencontra celle qui allait
devenir sa femme.



"17 août 1966, naissance de notre cher petit-fils Olivier B."

C'est lui qui, après le décès d'Yvette, m'a subtilisé. Sacré
conservateur lui aussi ! En tournant mes pages l'une après l'autre,
il trouva
, nous-y voilà, ce vieux Berlioz de 10 francs. Tombé dans
l'oubli en même temps que la vieillesse oublieuse.

Parfois Mireille appelle son neveu pour un renseignement. Quelle joie de reprendre du service. Car mon rôle n'est-il pas de conserver la mémoire de la famille ?


Olivier a repris le flambeau. Je continue de vivre à travers mon nouveau maître.
Ke'a (10/8/2002) a rencontré son arrière-arrière-grand-mère
Marguerite au 10 août, 120 ans plus tard.
Andrea (29/9/2005) trône près de son lointain cousin Louis (29/9/1898)
Talal 24/11/2002
Nahim 15/1/2006
...

Je ne suis pas à la veille de m'éteindre.


Mireille/Mireio le 19 juin 2006

mireille