Destination : 69 , Quatre murs et un toit*


Le souffle du Nouvel An

- Nous entrons maintenant, Mesdames et Messieurs, dans la salle réservée aux objets insolites... Comme dans bien des familles, on se transmet par héritage, de génération en génération, des objets dont la valeur n'est que sentimentale, en sus de ceux de prix. Souvent chacun a une histoire propre à celui qui le possédait et que l'on se raconte lors de réunions de famille. Ah ! Je vois que dans ce groupe, nous avons de fins observateurs... oui jeune homme là-bas, vous avez une question ?

- Euh... je voulais vous demander... pourquoi ce magnifique miroir bisauté est voilé aux couleurs arc-en ciel ? C'est original comme choix de voilage, mais en désaccord avec l'ensemble de la pièce !

- Monsieur serait-il dans la décoration ?.... Non, je plaisante... vous avez tout-à-fait raison... ce choix ne paraît pas judicieux mais n'est pas innocent..; c'est pourquoi, avant de continuer la visite, je recommande à chacun d'entre vous de ne soulever sous aucun prétexte, le voilage de ce miroir ! Lorsque vous connaîtrez l'histoire de cet objet, vous comprendrez le sens de ma recommandation....

Il vous est possible cependant de vous apercevoir qu'il est d'une grande beauté, par la partie triangulaire centrale, non voilée celle-là.... ce n'est pas un oubli, cela fait partie d'une "tradition" que tous les conservateurs qui se sont succédés, se sont engagés à respecter... Non Madame, ce ne sont pas des signes cabalistiques inscrits sous le bas du miroir, c'est une écriture cyrillique... oui, cyrillique, si vous préférez c'est du russe, ... pourquoi ? Eh bien je vais vous le dire...

.... Il y a 150 ans, ce château appartenait à une famille dont un des membres, le colonnel Dessy, avait fait la campagne de Russie, aux côtés de Napoléon. A son retour, il a ramené dans ses bagages, de nombreux "trésors" glanés au cours de pillages, dont ce miroir devenu la pièce maîtresse de son salon.

Aux visiteurs admiratifs mais surpris par sa présentation voilée, qui s'interrogeaient sur sa provenance, il répondait l'avoir trouvé dans les ruines encore fumantes d'un monastère et au moment où il allait s'en saisir, une sorte de "fantôme" lui était apparu et lui avait "baragouiné" en très mauvais français, la particularité de l'objet, ainsi que les obligations de celui qui le possèderait ! Tout ce qu'il retint de ce discours, ce furent les mots ... couleurs loumièrrre... oeil de Dieu... couleurs loumièrrre... surtout pas "chose autrrre"... couleurs loumièrrre.. oeil de Dieu !...
- C'est qu'il me ferait presque peur, ce vieux gnome ! pensa-t-il, d'autant plus que le gnome disparut comme il était venu, c'est-à-dire... nulle part !

Perplexe, peut-être même inquiet, chargé tout de même de son miroir, il s'avança vers son cheval pour rejoindre son régiment quand, à son approche, l'animal se mit à hennir, fit un écart, se cabra et partit au grand galop....

Stupéfait par la réaction de sa bête, il crût qu'il allait lâcher le miroir mais ses doigts au lieu de se déplier, se contractèrent davantage !... Etrange, se dit-il, on ne peut plus se quitter tous les deux ! Son inquiétude ne fit que grandir.

En bon officier qui se doit de montrer l'exemple, il entreprit de rentrer à pieds. Il avait fait une dizaine de kilomètres, quand surgit une vieille femme portant un fagot. Lorsqu'ils se croisèrent et qu'elle vit son "paquet" sous le bras, elle s'arrêta net et poussa un cri en fixant l'objet d'un regard épouvanté.

- Eh bien grand-mère ! Je suis terrifiant à ce point là ? dit-il à la vieille femme.
- Toi, non ! répondit-elle. Toi pas fairrre peur à moi, mais quoi tu tiens... terrrible !!!
- Mais, grand-mère, ce n'est qu'un miroir !
- Pas n'imporrte quel mirrroir ! Toi l'avoir volé ? Mauvais... trrrès mauvais... toi avoir beaucoup malheur si pas savoir...
- Et qu'y aurait-il à savoir ? D'abord, je ne l'ai pas volé, je l'ai trouvé dans les ruines d'un monastère, j'y ai même fait une drôle de rencontre... j'ignore qui... de ce qu'il m'a dit, je n'ai pu retenir que ces quelques mots : couleurs lumière, oeil de Dieu... qu'à-t-il voulu me faire comprendre ? Vous le savez vous ?
- Oui, moi savoir... toi avoir l'air brrrave garçon, tes yeux parrrler, toi sûrrrement coeur pur, alorrrs moi te dirrre... Jamais, toi entendrrre ? Jamais soulever rideau... toujours laisser couleurs arrrc-en-ciel à rideau, parrrce que êtrrre couleurs de la lumièrrre... si toi soulever rideau, toi voir apparrraître le 1er jour nouvelle année l'oeil de Dieu dans trrriangle sans voile et toi mourrrir dans cette année ! Si toi changer couleur rideau, toi plus prrrotégé par lumièrrre, comprrris ?
- Oui grand-mère, j'ai compris... merci ! répondit-il.
- Encorrre chose imporrrtante à te dirrre... chaque 1er jour de l'année, pas oublier souffler sur le trrriangle, pour apporter bonheur à toi toute l'année et prrrotéger maison à toi, souffle empêcher démons derrièrrre rideau de sorrrtir pour tenter toi !
- J'y penserai grand-mère, comme je penserai à vous aussi ce jour-là...
- Toi, trrrès gentil... mirrroir en bonnes mains, mais moi, plus besoin mirrroir pour mourrrir, moi déjà trrrès vieille... ajouta-t-elle, avec un bon sourire !
Puis, se préparant à repartir, il l'aida à remonter son fagot, la regarda s'en aller trottinante et courbée et il reprit sa route.

Rentré au pays, il installa le miroir à l'endroit où vous le voyez aujourd'hui, interdisant à quiconque d'y toucher. Il se maria, eut 5 enfants, sa famille fut au fait du secret et se conforma à ses recommandations. Il instaura donc la "tradition" du Souffle du 1er de l'an, qui devînt tradition familiale après sa mort, se continuant par l'aîné de ses enfants, jusqu'au 5ème qu'il eut sur le "tard".

Malheureusement, ce dernier en raison de sa jeunesse, trouvait les traditions ridicules et contraignantes . De plus, il trouvait laid et pesant ce miroir qui trônait à la place d'honneur du salon, devant lequel sa famille manifestait une crainte superstitieuse.

- Quelle horreur que ce miroir voilé ! se dit-il. Ce doit être devenu avec le temps, un véritable nid à poussière sous ce voilage ! Il serait grand temps d'en finir avec cette stupide superstition ! Dès demain, je m'y mets ! Ah ce qu'ils étaient naifs dans la famille... ahah... s'imaginer qu'un simple souffle à date fixe pouvait les protéger ! Si je n'étais des leurs, je penserais que leurs cerveaux étaient légèrement dérangés... Enfin, paix à leurs âmes !

Le lendemain était une belle journée de fin septembre, quand l'été fait ses derniers adieux et vous offre comme un cadeau ses ultimes feux. Les grandes fenêtres derrière vous étaient ouvertes sur le parc et le soleil jouait sur les pourpres et les ors des grands arbres . Un peu comme aujourd'hui d'ailleurs !

Ce jour-là donc, le dernier de la lignée fidèle à son idée de la veille, pénétra dans la pièce avec tous les accessoires nécessaires à un grand nettoyage. Son objectif principal étant le miroir, il grimpa sur l'escabeau, fit une grimace à son reflet dans le triangle et entreprit de retirer le voilage. Mais, à peine eut-il glissé les doigts pour le soulever, qu'il reçut en plein visage un souffle glacé et le voilage se remit en place lui-même.

Plus étonné qu'effrayé, il n'insista pourtant pas car il avait eu l'impression que sous le voilage, il y avait un grand vide sombre et glacé et sa témérité n'allait pas jusqu'à le pousser à faire une nouvelle tentative. D'autant plus qu'il avait eu le temps de constater qu'il n'y avait pas une once de poussière sur le rideau.

- Tu veux garder tes oripeaux ? dit-il au miroir. Très bien, je te les laisse, mais... comme je t'ai assez vu, je vais te vendre avec le château !
Et il renonça à son grand nettoyage.

L'idée de vendre lui avait simplement traversé l'esprit, mais elle fit si bien son chemin, qu'octobre et novembre le trouvèrent occupé en démarches pour trouver un acheteur.

Le notaire auquel il s'adressa, l'informa que l'attente serait peut-être longue, car un château comme le sien se vendrait difficilement! Peu lui importait le temps, il supporterait bien le miroir encore quelques années, et même il ferait comme les autres : il lui soufflerait dessus au 1er de l'an, pour faire plaisir aux mannes de ses "ancètres" !

Il se dit que la chance lui souriait quand, à la mi-décembre un riche étranger répondit favorablement à son offre, proposant de venir visiter le château et si convenance, conclure la vente.

Après un échange de courrier, la visite fut fixée, étrange hasard, au 1er janvier. Il trouvait cette date parfaite, ainsi il échapperait au ridicule "souffle au miroir" traditionnel qu'il redoutait d'avoir à accomplir, pendant de longues années.

Au jour dit et à l'heure prévue, un attelage vînt s'arrêter devant l'entrée, un élégant personnage en sortit qui se mit à tambouriner contre la grande porte, puis étonné qu'on ne lui ouvrit point, il allait se risquer à tourner la grosse poignée de cuivre, quand il s'aperçut que la grande porte était légèrement entr'ouverte. Il décida d'entrer et appela... toujours pas de réponse.

Il s'aventura alors dans le grand escalier qui menait tout droit au salon et là, il découvrit un jeune homme affalé sur le sol, les yeux tournés vers le miroir. Plus tard, il dira avoir vu dans ce regard, une indescriptible terreur.

C'est ainsi que, la vente n'ayant pu avoir lieu et faute de descendance, le château revint à l'Etat qui en fit un Musée, mais, même si personne ne vient plus souffler sur le miroir le jour de l'an, personne non plus n'a jamais osé soulever le rideau arc-en-ciel, l'histoire se transmet de conservateur à conservateur et tous, à ce jour, ont respecté ce miroir tel qu'il est, sans doute par crainte superstitieuse,... on ne sait jamais !

- Voilà, Mesdames et Messieurs, l'histoire du miroir et je vous rappelle que nous ne sommes pas au 1er de l'an, donc inutile de souffler sur le triangle, n'est-ce-pas Mademoiselle ? Si vous le voulez bien, nous allons continuer la visite...

Mady

Mady