Destination : 77 , La disparition


Les couleurs de la vie

Les Couleurs de la Vie

De toute urgence, il lui faut réinventer les couleurs, avant qu'il ne soit trop tard!
Ici, tout est gris du sol au plafond, gris aussi, les hommes entrant de temps en temps!
Ils lui ont fait perdre la vision des couleurs et la mémoire. Comment ? Il a oublié.
Il y a si longtemps qu'il est là, des mois et des mois, ou peut être non, seulement hier.
Gris, une non-couleur, une négation de la couleur, gris sale et terne, grisâtre.
Il ne sait plus s'il pense en couleurs, s'il rêve en couleurs ou en noir et blanc.
Il faut qu'il les imagine très fort et elles surgiront dans sa tête, si gaies, si belles.
Il n'est pas aveugle, non, pas encore, mais il sait que le temps lui est compté.

- Il commence par le ROUGE, le sang, les champs de coquelicots au printemps, le feu,
Les braises, le poisson rouge, le camion des pompiers, le bouquet de roses rouges
Qu'on apporte à sa belle, qui l'accepte le rouge aux joues, les piments brûlants....
Il voit tout en rouge. Comme un peintre virtuel, il étale du rouge sur la palette de son esprit, fixé à jamais, indélébile.

- Après un temps de repos, il passe doucement à l'ORANGE, couleur chaude, elle aussi. Il sent sa chaleur pénétrer son corps. Orange comme une orange justement, une clémentine, une mandarine, dont la peau savamment retirée servait à faire de petites lanternes à huile, bijoux oranges lumineux dans la nuit de Noël. Orange comme un coucher de soleil embrasé, comme une brassée de soucis du jardin, comme le corail des coquilles Saint Jacques. C'est gagné, il l'a bien en tête, il le tient et ne l'oubliera plus maintenant.

- Tout de suite après l'orange vient le JAUNE, moins chaud, encore que, le soleil rayonnant, c'est notre source de chaleur sur terre. Jaune comme un citron astringent, comme un bouton d'or, un vase de jonquilles, comme un papillon citrin, fleur jaune volante, comme un pamplemousse, une grosse fleur de tournesol, de l'huile, un jaune d'oeuf. Jaune comme le poussin et le caneton nouveau-nés, la tarte au citron, la topaze et l'ambre.
Ça y est, il a attrapé le jaune, il ne le lâchera plus.

- La couleur d'après, c'est le VERT. Plus facile à faire apparaître. Vert le gazon, verts les arbres feuillus au printemps et en été, verts toute l'année, les conifères. Vert comme le caméléon camouflé sous les feuilles, comme le ver luisant, comme les vagues déchaînées de la mer en colère. Vert le regard fascinant de la jolie fille rousse, verts les yeux du chat, l'émeraude, la malachite, la tourmaline. Verte la libellule, la jolie demoiselle volant au-dessus des roseaux, la glace à la pistache, le fameux rayon vert. Le vert s'est révélé. Il ne s'évanouira plus.

- C'est le tour du BLEU. C'est très simple le bleu, déjà il pense aux cieux de son enfance, en hiver, quand il patinait sur le fleuve. Bleu comme les campanules, les myosotis, les fleurs de lin. Bleu comme les mers, les lacs, les étangs. Bleu glacier. Bleu comme les uniformes des filles du pensionnat. Bleue la layette pour les garçons, les tenues des aviateurs, des gendarmes et des CRS. Bleue aussi la planète Terre, vue de l'espace. Bleu la couleur tendance, à la mode cet été. Bleu saphir, bleu turquoise, bleu céruléen, bleu de Prusse. Bleu comme ses yeux. C'est assez pour le bleu. Il est arrivé dans son esprit, il y restera fixé.

- Puis L'INDIGO, une sorte de bleu foncé, qu'on dit inventé par Newton, certains jugent qu'iI ne fait pas partie des couleurs principales de l'arc-en-ciel, mais qu'il n'est qu'une nuance de bleu! C'est le bleu outremer, un bleu intense, électrique , la couleur de la mer certains jours. En fait, le colorant indigo est tiré d'un arbuste l'indigotier.
Indigo comme la toile de jeans Denim dont on fait "le jean" qui habille presque toute la planète. Indigo, comme les lapis-lazulis dont se paraient les Egyptiens et leurs momies.
Il le mémorise maintenant, sûr qu'il s'en souviendra.

- Le VIOLET est plus insaisissable. Les yeux violets d'Elisabeth Taylor, la timide violette odorante cachée sous les feuilles, les artichauts violets, petits, liés en bottes,
la lavande au parfum pénétrant, cultivée en champ immense sous le soleil provençal.
Violet comme l'améthyste, comme le violet apprécié par les amateurs de fruits de mer. Violettes les chasubles des évêques catholiques. Violet, le permanganate de potassium, le gros bouquet d'iris au pied de l'escalier, violettes aussis
la betterave et la bougainvillée. Terminé avec le violet, Ca a été plus facile, il est sûr qu'il restera.

Sa palette virtuelle est pleine d'un alignement de couleurs reconquises.
Enfin, il a réussi à faire revivre les couleurs gaies et l'espoir dans son esprit.
Pour contrecarrer sa perte de mémoire et tout ce qui lui était arrivé.
C'est un exploit en forme de "NON", à la grisaille, la tristesse et l'enfermement.

Lorsqu'ils rentrèrent enfin, il les attendait en souriant, passant en revue les couleurs chatoyantes retrouvées. Ils ne comprenaient pas ce sourire de vainqueur...
Quand il sortit sous le ciel d'un bleu lumineux, le soleil aveuglant le fit se figer,un instant sur le seuil, ébloui.
Puis il les suivit, calmement jusqu'au mur blanc. Ils se firent face lentement.

Soudain il fit surgir un arc-en-ciel de couleurs éblouissantes derrière ses yeux clos, comme un feu de joie à la vie!.
Quand les fusils partirent, il tomba sous le soleil, répandant du sang rouge sur le sol gris, sous le ciel d'un bleu implacable.
Il ne s'en souvenait pas, mais il était destiné à mourir ici, parce qu'il avait dit "NON",
"NON" pendant les interrogatoires et "NON" sous la torture, "NON" en perdant la mémoire. "NON" au pays asservi, morne et gris, où résonnait partout le bruit des bottes.
Il voulait un monde coloré, fraternel, ensoleillé, plein de cris d'enfants, d'amour et de musique.


kanga

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