Destination : 385 , Voies navigables


L'Eau Vive

Longtemps j’ai rêvé de prendre l’océan. Comme on prend un amant, comme on prend une décision, sur un coup de tête, sur un coup de sang. J’aurais voulu être un homme, un de ces marins ; libre de mes faits, libre de mes gestes, ivre d’être libre. Je me suis toujours arrêtée sur la grève, tournée vers l’horizon, regardant les bateaux s’éloigner du quai, jusqu’à ce qu’ils aient tous disparus…



Longtemps j’ai rêvé de suivre une rivière. Partir sans me retourner, suivre le fil de l’eau, au gré de ses méandres et de ses bifurcations. Avancer, droit devant, sans attache et sans remords ; sans ces obligations qui m’ont entravée comme des fers. Mes jupes longues et mes corsets m’ont emprisonnée aussi sûrement qu’une geôle de pierre ; quand les convenances faisaient de moi l’esclave de ma propre vie…



Longtemps j’ai rêvé de remonter un torrent. Les pieds dans l’eau et la tête dans les étoiles, sentir le souffle pur s’engouffrer dans ma poitrine jusqu’à en perdre ma respiration. Les douleurs et les souffrances d’être femme pesaient trop sur mon dos pour que je puisse m’élever, les angoisses et les peurs m’ont oppressée, cloué au sol d’une vie que je n’ai jamais désirée…



Longtemps j’ai rêvé de devenir mer. J’aurais voulu enfanter des dauphins et des poissons argentés, les nourrir dans mon sein, les tenir pour toujours au creux de mes eaux protectrices. Dans mon malheur, j’ai eu le bonheur de n’avoir que des fils, je n’ai pas eu à regretter d’avoir transmis à l’un de mes enfants la malédiction d’être femme. J’ai aimé mes enfants, avec passion et jalousie, m’enivrant de leur liberté que je n’aurai jamais…



Longtemps j’ai arrêté de rêver d’eau et de liberté. Je me suis contentée de la petite mare, derrière la ferme. Celle où, enfant, j’amenais les bêtes pour se désaltérer ; celle ou, plus tard, je faisais les grandes lessives. Je l’ai observée pendant de si longues années, que j’en connais aujourd’hui tous les secrets. Ses joncs et ses roseaux, et l’or de ses iris ; le chant des grenouilles et la danse des libellules, les heures secrètes de l’aube et du crépuscule. Comme elle, je suis devenue dormante…



Longtemps j’ai cru que les rêves se dissolvaient dans l’eau. Et je suis devenue vieille, et je suis devenue seule, et je n’ai plus voulu de cette vie. J’ai rempli ma valise et j’ai fermé la porte de la maison. Je suis allée prendre un bus, puis un train, et je suis arrivée tout au bout du pays. Il y avait des vagues qui se jetaient sur le sable, il y avait des mouettes qui riaient dans le ciel, il y avait du soleil. Je me suis assise sur un banc, j’ai resserré autour de moi les pans de mon manteau. Et j’ai pleuré…



***

Mes fils m’ont retrouvée quelques jours plus tard. Après toutes ces années, j’ai enfin pu leur parler de mes rêves d’autrefois. Ils ont vendu la maison, ils en ont acheté une autre, plus petite, dans cette petite ville au bord de l’océan, pour que je puisse y vivre, libre de faire ce que je veux, comme je veux et quand je veux…

Myriam