Destination : 3 , Chambre avec vue...


Vivre et Mourir. Chroniques de la 1ère guerre (1)

Joseph – 24 septembre 1916



« Ce soir, je dors dans la chambre avec vue ! » Voilà ce que Jean avait dit ce matin, lorsqu’à son retour des manœuvres d’entrainement, Joseph était venu comme à son habitude le saluer. Il avait senti dans la voix de son jeune frère, et malgré ses efforts pour paraître assuré, ce léger tremblement qui montrait sa peur. Joseph n’avait rien dit, il avait simplement pris son cadet dans ses bras pour le serrer longuement. Que pouvait-il dire ? A quoi cela servirait-il qu’il lui décrive ce qui l’attendait là-bas ? Jean le découvrirait bien assez tôt… Joseph connaissait bien la triste réalité, cela faisait des mois qu’il était là et il avait déjà bien souvent pris son poste avec les copains. Il en savait l’horreur, la triste ironie. Dans la tranchée de première ligne, il fallait faire face aux rats, à la vermine, à l’ennui, aux privations et surtout, au désespoir. Et, quand on en sortait, c’était pour se retrouver face au feu de l’ennemi. Quelle que soit la situation, l’enjeu était toujours le même : survivre.

Regardant le visage encore enfantin de son frère d’à peine vingt ans, Joseph avait eu envie de le protéger, encore une fois, comme quand ils étaient gosses et que le Gaspard s’amusait à leur jeter des pierres sur le chemin de l’école… Un instant, l’idée d’aller se porter volontaire à la place de Jean avait traversé son esprit mais il s’était vite repris : en faisant cela, il prenait le risque de faire passer son frère pour un lâche comme ce pauvre Pierre qui était devenu fou de terreur et avait été « sanctionné », sur ordre des Commandants. Et Joseph savait que non seulement son frère ne l’était pas, lâche, mais qu’en plus il aurait refusé sa proposition en lui répondant : « Toi, tu as ta femme et ta gosse qui t’attendent au pays ! ».

Assis sur le sol avec les camarades du pays, appartenant comme lui au 88ème Régiment d’Infanterie, ce régiment de Gascons venus du Gers, des Landes ou des Pyrénées avec lequel il partage l’accent et le même patois, Joseph regardait ses cartes sans vraiment penser à la partie qu’il est en train de jouer. « Pourvu qu’il ne pleuve pas ! ». C’est ce qu’il s’était dit, en voyant les nuages venus de l’ouest s’amonceler dans le ciel. Car alors, la tranchée se transformerait en un immense marécage duquel il faut extraire l’eau pour éviter que les parois s’effondrent et que les abris s’écroulent. Et viendrait alors s’ajouter le froid humide et les maladies…

La nuit tombait maintenant, étreignant le cœur de Joseph qui pensait à cette première nuit que son frère allait passer sur le « front de mer », comme ils disaient entre eux en rigolant amèrement. A quelques kilomètres à peine de leur zone de cantonnement organisé dans ce petit village de la Somme détruit par l’ennemi et abandonné de ses habitants qui avaient fui, l’océan qui séparait les deux armées n’avait de maritime que le nom. Derrière la fumée de la cigarette qu’il serre entre ses lèvres, il voyait le désert de terre et de pierre, ravagé par les bombes et les combats incessants depuis des mois.

Ce soir-là, en se couchant dans la grange qui leur sert de dortoir, Joseph sentit contre sa poitrine la lettre que Jean lui a remise avant de partir. « C’est pour maman, au cas où… ». Devant ses yeux qui n’essayaient même plus de chercher le sommeil, attendant que l’épuisement ait raison de lui, il imaginait sans peine la vue que son frère guette au même moment, depuis sa chambre de terre et de barbelés.

myriam