Destination : 91 , Traîtres


7 ans sans trahison

Elle est assise en face de moi, la traîtresse, dans ce couloir trop sombre parce que le néon a claqué. Il n’y a pas si longtemps, je croyais que le néon était une lumière banale. J’ai été étonnée d’apprendre qu’un gaz se baladait dans le tube et se cognait partout quand on mettait le courant. Mais, bon, là il ne marche plus. La porte de Madame la Directrice vient de se refermer sur nos mamans et nous, on attend dehors. Elle me regarde à la dérobée. Elle ne sait pas que je la vois, j’ai appris à voir sans lever les yeux,
je m’ entraîne beaucoup en classe quand je m’ennuie. J’ai croisé les bras très haut sous le menton, pour bien lui montrer que je boude à mort. Quand je fais cette tête, je sais qu’elle a un peu peur. Pourtant, moi non plus, je ne sais pas trop comment faire pour débloquer la situation.
Au fond, je ne lui en veux pas tant que ça. Il fallait bien que ça se sache un jour. « Ça », c’est ce que j’ai dans le cerveau, ce petit truc en plus, comme dit papa, ces petits neurones en trop, d’après maman. Pour une fois, je suis d’accord avec elle.
Ce QI, je veux pas le refaire. Quand j’avais quatre ans, les psy ont dit qu’il fallait me faire passer des tests, parce qu’il ne faut pas savoir lire, ni poser des questions, à mon âge. Alors, avec Léo, qui est un copain à moi, même si c’était d’abord un ami de mes parents, avec Léo, donc, on a regardé des livres sur les tests d’intelligence. C’est comme des jeux, mais notés, tu dois donner le chiffre manquant, le mot intrus ou tourner des formes dans tous les sens pour trouver la bonne. Sur le coup, ça m’a bien plu, ça avait l’air plutôt amusant, d’autant plus qu’il y avait un chronomètre dessiné sur chaque page en haut, et, à l’époque c’était mon instrument préféré. J’étais jeune, maintenant que j’ai sept ans, l’âge où on a toujours raison, comme je dis, je préfère les lunettes astronomiques.
J’étais donc prête à y aller, lorsque ma mère m’a annoncé qu’il faudrait peut-être me changer de classe ou même d’école, si je réussissais les tests. J’ai failli lui dire que c’était hors de question, mais j’ai réfléchi très très vite, et j’ai fait semblant d’être insouciante. J’aime bien ce mot, parce que ça veut dire sans souci et ma mère n’aime pas trop quand je complique les choses.
On y est allés, et j’ai réussi à rater le QI. Je n’étais pas trop intelligente, alors ils m’ont laissée tranquille.
Tiens, la traîtresse s’agite un peu sur le banc en face de moi. Elle balance ses pieds doucement et elle se frotte les yeux parce qu’elle a pleuré. Ca me fait de la peine, mais c’est pas le moment de flancher.
S’ils me ramènent chez la psychologue, je raterai encore, c’est tout. Hier soir, dans mon lit, j’ai pensé à une stratégie. J’ai calculé qu’il fallait que je réussisse deux ou trois exercices sur dix, pour qu’ils me croient. Le problème reste à savoir répartir les erreurs aléatoirement, c’est-à-dire comme si c’était naturel. J’aime bien le mot aléatoire aussi. Avant je ne savais pas m’en servir.
J’ai un peu peur qu’ils aient l’idée de me passer au détecteur de mensonges ou de m’hypnotiser. J’ai lu un article sur une femme bègue, c’est-à-dire qui paaaarle…comme…ça, qui savait parfaitement parler quand on l’hypnotisait. Peut-être qu’elle faisait semblant de bégayer?
La traîtresse gratte le bois du banc avec son ongle. Elle doit s’en vouloir d’avoir tout raconté à sa mère. Elle avait juré, craché par terre, croix de bois, croix de fer, si je trahis je vais en enfer!
Elle a tenu trois mois. Est-ce que j’aurais tenu autant, moi?
Au fond, je sais bien que c’est encore moi qui suis méchante. Les petites filles sages, elles jouent avec leurs frères et sœurs, aux petits-cheveaux ou aux sept-familles et elles apprennent des belles poésies avec des papillons tout ça. Alors que moi, je préfère lire des textes où il y a la mort, l’au-delà, l’histoire des étoiles, des planètes, le nombre de pattes ou d’ailes qu’il faut à un insecte, les multiplications, les inventions.
Hier, quand on a décidé de faire la fugue, ça s’appelle comme une musique, j’aurais dû deviner qu’elle était pas prête. Mais peut-être qu’elle faisait semblant d’avoir envie de partir découvrir le monde, parce qu’au fond, elle aime bien parler avec ses poupées, jouer à la marchande, tout ça…Moi aussi, j’aime bien, un peu. Mais si partout où tu es bien, tu t’arrêtes, quand c’est que tu vas connaître d’autres civilisations, explorer des terres inconnues avec plein d’animaux bizarres, parler d’autres langues , apprendre à communiquer avec d’autres planètes?
Elle me donne un petit coup de pied avec le bout de sa chaussure. Je fais comme si je sentais rien, mais je sens que ça ne va pas durer longtemps, parce que je ne veux pas qu’elle se remette à pleurer. Elle ne se rend pas compte qu’à cause de sa trahison, on va nous séparer pour toujours; Ca me fait monter les larmes aux yeux, alors je respire un grand coup et je retiens l’eau avec mes paupières. Mais mon nez pique et ma lèvre du bas, cette idiote, se met à trembler. Elle se lève et elle se plante devant moi. Elle me dit que c’est pas de ma faute si je suis trop intelligente. Alors on se serre dans nos bras et on se met à pleurer comme des madeleines. C’est ma mémé qui dit toujours ça, et ça me fait rire. Mais, là je ne ris pas. J’ai un énorme chagrin qui sort par tous les trous de ma figure.
Je ne savais pas que j’étais si malheureuse.

jeanne